|
Le Grand Feu passe à Roberval
le 19 mai 1870
Extraits tirés de Histoire de Roberval
Le printemps de 1870 avait été hâtif
et sec. « La neige avait disparu de bonne heure, la terre s'apprêtait
rapidement, et dès les premiers jours d'avril, on vit des colons
commencer le hersage. L'absence totale de la pluie suscitait bien quelques
craintes, mais enfin, chacun prenait ses précautions et tous les
jours où il ne faisait pas grand vent, on voyait quelques fumées
d'abattis s'élever çà et là. »
Il faisait beau, il faisait chaud, les semailles étaient à
peu près terminées à la mi-mai.
Les 16, 17 et 18 mai avaient passé comme ces grandes
journées de printemps débordantes de soleil qui impriment
à la terre et aux hommes une vigueur nouvelle. « Une légère
brise du Nord flottait dans l'espace, sans apparence de danger pour les
feux. Cependant, dans l'après-midi et la nuit du 18, le feu se généralisa
à Saint-Jérôme et on resta sur le qui-vive.
Vers le lendemain matin, d'après la tradition,
il tomba une pluie sulfureuse. La terre en resta jaunâtre,
exhalant une odeur de soufre à Roberval. Mais le soleil s'élança
de nouveau et les travaux de la terre reprirent de plus belle.
Dans la matinée, on brûlait encore des abattis
à Saint-Félicien. Tout à coup un fort vent s'élèva
et s'empara de tous les petits feux qui fumaient d'une place à l'autre.
Comme la forêt encerclait encore de près les défrichés
de cette jeune colonie, elle s'enflamma rapidement.
L'ouragan surgi du nord-ouest laissa présager le
pire : tout le Saguenay habité allait y passer. Sur
l'heure du midi déjà de chaudes fumées et un grondement
de tonnerre précédaient le brasier à Roberval, à
une quinzaine de milles de la Rivière-à-l'Ours. En
l'espace de quelques heures, toute la région était livrée
comme une torche à l'élément destructeur, jusqu'à
la Baie des Ha Ha.
Le feu avançait à la vitesse d'un cheval
au galop. La sécheresse, la couche de soufre séché
sur toutes choses, les petits feux qui brûlaient déjà
sur les terres en friche, la poussée violente du vent, tout décuplait
la force de l'incendie. Il est sans exemple qu'un feu de forêt se
soit propagé si vite, et, en quelque sorte, si aveuglément.
Toute intervention naturelle pour l'arrêter était impuissante.
Les gémissements que laissaient échapper les hautes futaies
en s'enflammant faisaient vibrer le sol. On croyait la fin des temps
arrivée. On avait l'impression que le feu tombait du ciel.
Durant six heures la population résista, affolée.
On n'avait évidemment qu'une pensée : l'eau.
Les lacs, les rivières, les marécages, les puits, quand ce
n'était pas le fumier humide ou la purée nauséabonde
des patates gâtées dans le fond des caves. Avec quelques
effets que les femmes avaient pu emporter dans leurs tabliers, les familles
s'étaient réfugiées au bord de l'eau. Là
on s'arrosait, on s'enveloppait d'étoffes trempées, on se
plongeait, agrippés à des épaves ou à des broussailles.
D'autres se réfugiaient dans les caveaux à patates, au fond
des coulées ou en des lieux déserts. Un tel se passait
la tête dans une chaudière pour pouvoir respirer, une autre
y laissait son chignon, un troisième y perdait la moitié
de sa barbe. Avec leur piété instinctive, la plupart
se défendaient avec des croix clouées sur les murs extérieurs,
piquées en terre, serrées sur leurs poitrines ou encore avec
des statuettes, des images, des scapulaires. On récitait le chapelet
à haute voix. Les bêtes mugissaient et les enfants se
lamentaient. Des moutons en feu se précipitaient, hors d'eux-mêmes.
Le lac abattait de lourdes vagues, on ne pouvait songer à s'y embarquer.
Le curé de Saint-Jérôme, qui n'avait
pas mangé depuis une journée, s'affaissa, exténué,
avant d'aller déposer les saintes espèces dans un petit campe
où soixante-dix-neuf personnes s'étaient réfugiées.
A Sainte-Anne de Chicoutimi, l'abbé Delâge avait conduit
ses paroissiens en procession avec le Saint-Sacrement sur le promotoire
en face du brasier qui menaçait le village. Le curé
Racine eut à peu près le même geste à Chicoutimi,
où il faisait si sombre qu'il fallait allumer les lampes.
A Roberval, le fort courant du feu se passa un peu à
l'écart de l'Anse de sorte que le bas de la paroisse fut assez heureux,
tandis que la partie nord fut balayée. Il ne manque pas de faits
merveilleux rapportés par la tradition : la préservation
du quartier de la chapelle, en particulier, fut attribuée aux prières
du curé Prime Girard. Durant la conflagration, on le vit monter
la garde sur le coteau, en arrière du presbytère, surplis
et étole sur le dos.
Bon nombre de colons furent donc épargnés,
et pas des plus indigents : Célestin Boivin, Protais Guay, F.-X.
Ouellet, Thomas Jamme, Léandre Girard, etc. Dans la partie
nord (y compris le site de la ville actuelle), il ne resta que peu de choses.
Hubert Tremblay était grimpé sur le toit de sa grange, qu'il
arrosait quand le feu fondit sur lui : il roula à terre et on le
plongea dans le ruisseau voisin d'où il sortit vivant mais
passablement brûlé. Non loin de là, Jean-Baptiste
Parent, alors maire de la municipalité, sauva sa famille sur un
arbre flottant, perdant tous ses effets par ailleurs. Son voisin,
Ferdinand Harvey, était monté sur sa grange : le toit de
chaume céda sous lui et le laissa choir en bas. Léandre
Girard s'efforça de sauver sa scierie avec son fils, jusqu'à
tomber d'épuisement. Une femme en couches fut transportée
au lac.
Le vent était si puissant que l'incendie fit un
bond de plusieurs milles pour sauter sur l'Île de la Traverse, où
le sol brûla durant deux jours. Le soir, le vent s'apaisa un
peu. Le feu avait fauché un espace de cent milles. Les
habitants constatèrent leur suprême dénuement.
On manquait même de pain pour le repas du soir.
Là où l'incendie avait passé, il
avait tout emporté : grain en terre, clôtures, ponts, bois
de chauffage, voitures, instruments aratoires, voire des billots flottants,
voire la partie d'un seau de bois brûlé jusqu'au niveau de
l'eau qu'il contenait. Deux chapelles et plusieurs moulins y avaient
passé. Cinq hommes avaient péri à Chambord. Deux personnes
s'évanouirent en voyant les restes de quatre d'entre eux sortir
du caveau où ils s'étaient réfugiés et tenir
dans une seule chaudière. Parmi les enfants qui s'étaient
brûlés, l'un expira le lendemain, trois autres furent six
mois sans pouvoir marcher. Quelques personnes restèrent folles.
Les deux principaux villages, Hébertville et Chicoutimi,
s'en tirèrent assez indemnes. Ils se saignèrent pour
subvenir aux besoins les plus urgents. Les paroisses les plus jeunes
avaient été les plus éprouvées.
555 familles furent complètement ruinées,
146 autres subirent des dommages partiels. Il y avait donc 700 familles
atteintes, ou 4,585 personnes. Et ainsi de suite : 625 bâtisses,
30 ponts...
Dans la grande municipalité de Roberval, qui comprenait
Chambord, Roberval, Saint-Prime et Saint-Félicien, 150 familles
sur les 200 avaient tout perdu. C'était le secteur le plus
éprouvé. Il ne restait, dans cet immense territoire,
que 54 habitations. La plupart d’entre elles se trouvaient
dans les limites de la paroisse de Notre-Dame-du-Lac Saint-Jean.
On y recueillit des rôtis d'animaux, on mangea des lièvres
brûlés. En attendant les secours extérieurs,
les Robervalois qui possédaient quelque chose en firent un généreux
partage. Thomas Jamme distribua son grain et offrit du sciage gratuit
à qui en voulait. Protais Guay et Jean-Marie Potvin donnèrent
également du grain. Léandre Girard fut d'une grande
assistance dans son quartier : il ouvrit ses greniers et son moulin à
une foule de sinistrés et sacrifia ses animaux pour les nourrir.
Sylvestre Bouchard ouvrit son magasin dans le même sens. Le
curé Girard partagea tout le fruit de sa dîme et donna même
à plus d'un colon du blé qui avait subi la gelée :
ceux-ci le semèrent seulement par confiance au prêtre.
La récolte fut prodigieuse. Plus que jamais les colons serrés
autour de leur prëtre durent de ne pas désespérer
et résister à l’envie de quitter la région.
Une vie en commun s'organisa ainsi provisoirement. Trois
jours après le feu, le samedi soir, le conseil municipal se rassembla
pour voter un achat de provisions, afin que personne ne mourût de
faim dans le grand Roberval.
A Roberval comme ailleurs, une nouvelle semence tomba
en terre, qui devait rendre au centuple. Le curé avait recommandé
d'ensemencer tout le terrain disponible avec le grain qu'ils avaient, fût-il
durci par la gelée. Le maire Parent, très éprouvé,
se rendit à Québec, mais il ne put rien obtenir pour lui-même,
son débiteur étant mourant. C'est bien lentement que
la paroisse se relevait. Le 7 juin, dix-neuf jours après la
dévastation, voici comment le Journal de Québec dépeignait
la situation générale :
« Profitant du beau temps, ils se sont tous remis
à l'ouvrage, et ceux qui ont reçu du grain ensemencent leur
terre de nouveau. Mais leur position est encore des plus pénibles.
Le feu ayant dévasté la forêt, ils se trouvent sans
bois pour reconstruire leurs maisons. Prenant des troncs d'arbres
à demi-brûlés, ils se sont construit des huttes que
des sauvages ne voudraient pas habiter. D'autres séjournent
dans des caves creusées dans le flanc des coteaux. Privés
de lits, ils couchent sur le sol brûlé ; ceux qui ont pu se
procurer des branches d'arbres s'estiment heureux ; c'est du luxe d'avoir
un lit de branches de sapin. Une personne nous disait que, pour les
cinq mille incendiés, il n'y avait pas cinquante draps ou couvertures
de lit. Il manque aussi des vêtements : hommes, femmes et enfants
ne portent que des haillons. Ajoutez à cela l'absence de vivres
et vous aurez un tableau presque complet de leur position, »
Une charrette passait dans Roberval pour distribuer la
nourriture et les vêtements.
La nature se chargea de subvenir d'une façon inaccoutumée
aux besoins des sinistrés. L'été 1870 fut très
beau. Le lac donna des pêches miraculeuses : filets bondés
à chaque levée. Et, à part la récolte
mémorable qui mûrit à l'automne, apparut en abondance
exceptionnelle un oiseau comestible : la tourte, qui, d'après la
tradition, arrivat après le Grand Feu. En fait la tourte n'était
pas une inconnue au Canada. La baronne de Riedesel rapporte en 1777
: « Alors que nous traversions un bois, je vis tout à coup
quelque chose comme un nuage se lever devant notre voiture... C'était
un volier de pigeons sauvages, qu'on appelle ici des tourtes, et qui se
trouvent en si grand nombre, que le canadien en vit pendant plus de six
semaines à la fois. Il va, armé d'un fusil chargé
de petits plombs. Quand il les aperçoit, il fait du bruit.
Les oiseaux s'envolent et il tire au beau milieu d'eux, généralement
avec un résultat surprenant ; il lui arrive quelquefois d'en blesser
deux ou trois cents. Ils sont ensuite assommés d'un coup de
bâton... On en fait une soupe ou encore une excellente fricassée
avec de la crème et de l'ail. »
La tourte n'était même pas une inconnue au
Lac-Saint-Jean, puisque, en 1732, l'arpenteur du roi, Normandin, raconte
avoir couché en face de l'Île aux Couleuvres, au milieu des
perdrix, des lièvres et des tourtes. Bien mieux, elle n'était
même pas inconnue avant le Grand Feu, puisque Euloge Ménard
en échangea en 1867. Mais leur venue en bandes compactes et
nombreuses immédiatement après le Grand Feu les fit accueillir
comme un secours direct de la Providence, même par les plus positifs.
Elles arrivaient comme une manne, par « voliers
» et, se laissaient facilement abattre à coups de bâtons
ou capturer dans des filets tendus audessus d'un appât. La
tradition veut que leur disparition ait été soudaine comme
leur venue. Le Grand Feu avait sans doute ébranlé les
imaginations, mais les deux miracles, celui de la récolte de blé
de 1870 et celui des tourtes demeurent des faits incontestables.
Comme les moulins à scie, à Roberval, avaient
survécu au feu, il était plus facile d'envisager la reconstruction.
Un nouveau venu en 1871 raconte avoir vu Roberval « tout rebâti
à neuf ». De plus, le balayage opéré par l'incendie
avait eu comme résultat de rendre une grande partie de terre nouvelle
utilisable. Plus tard, dans les immenses brûlés, on
trouvera aussi des bleuets à satiété. En somme,
plus on s'éloignait du Grand Feu, plus le malheur, aux yeux des
colons, tournait à bien.
A mi-chemin entre deux décades sombres et difficiles,
le Grand Feu marque, pour Roberval, le sommet de sa période noire.
Les années 1870 à 1880 s'inscrivent elles aussi sous la marque
générale de la première décade : la lutte pour
la vie.
|